5.
Il n’y a pas de lune, il n’y a pas d’étoiles, mais la nuit vénitienne peut se passer de ces parures cosmiques ; elle a ses propres réserves romantiques, bien plus élaborées, elle dispose de si langoureux mécanismes, de si caressants apparats, que Mr. Silvera et sa compagne, au moment critique où ils sortent du palazzo de Cosima, en subissent l’immédiate séduction.
Déjà, à la façon dont il sent qu’on lui prend le bras, Mr. Silvera dénote une absence de reproche ou de réappropriation, et la tête de sa compagne trouve d’instinct sa place sur son épaule, leurs pas glissent dans une facile consonance, tandis que les tensions et les contractions d’une soirée comme celle-ci vont s’apaisant peu à peu, se dissolvant dans l’air attiédi par le sirocco, dans le tranquille, minutieux, émoussant travail de l’eau contre la pierre, dans les variations nuancées de l’ombre entre les édifices indistincts.
Ainsi, en silence, se glissent-ils sous un étroit portique et débouchent sur le minuscule campo dell’Abbazia, qui s’offre comme un hommage inattendu, une récompense à eux deux exclusivement destinée, vieux stratagème de la vieille cité, répété des millions de fois dans les annales amoureuses, et pourtant toujours infaillible. Ainsi, en silence, font-ils halte entre les deux façades sacrées, les deux statues, les deux canaux à angle droit qui délimitent le campo, et enfin Mr. Silvera, toujours en silence, étend comme une mante son imperméable sur les marches devant Santa Maria Valverde, et tous deux s’asseyent pour contempler, pacifiés, cet intime territoire, Adam et Ève dans un Éden de cent mètres carrés, peut-être, mais entièrement dû à la main de l’homme.
Mr. Silvera (allongé et appuyé sur un coude, tandis qu’elle croise les doigts autour de ses genoux) ne peut songer à nul lieu sur terre, parmi tous ceux qu’il lui est advenu de connaître, où l’artifice atteigne ces vertiges de naturel, répande ce sentiment de plénitude, ni perfectible ni augmentable : comme la mer, une forêt, un désert. Le meilleur assemblage, réfléchit-il, qui se pût faire à la sueur des fronts après la perte de l’Éden de facture divine.
De l’eau parviennent des sons étouffés, les entre-choquements des embarcations amarrées les unes près des autres, et d’amicaux grincements, de légers, métalliques arpèges de chaînes. En face, une passerelle de bois étend ses humbles travées au-dessus du canal.
Il n’y a rien à dire, en un tel lieu, et Mr. Silvera et sa compagne se taisent, regardent, compriment en ces souples minutes toutes les années des pyramides.
Plus tard, après avoir erré au hasard dans les clairs-obscurs enchevêtrés des rétrécissements, des dilatations, des cavités, des échancrures, des saillies, après avoir frôlé d’autres labiles habitants de la cité nocturne – des chats, des passants, des feuilles mortes –, ils finissent par rencontrer l’insinuant serpentement du Grand Canal.
Sur leur droite, à quelques fragments de mur, brillent les lumières d’un embarcadère, qu’ils rejoignent après plusieurs tournants. Le ponton flottant est celui de S. Marcuola, et dans ses parois de verre l’homme qui occupe un des bancs ne lève même pas les yeux à leur arrivée ; il pense à ses affaires, courbé, les mains abandonnées entre les genoux ; son aspect est absolument anonyme, inoffensif. Et pourtant il émane de lui une forte, blessante extranéité, presque une odeur, une mortifère, sardonique puanteur d’aiguilles, de cadrans, de clepsydres, d’horaires de vaporetto, l’insaisissable putrescence du temps réel, du temps achevé, dans lequel Mr. Silvera et sa compagne se sentent maintenant rentrer, se précipiter comme dans un canal imprudemment oublié. Avec une certaine impuissance ahurie, ils prennent donc leurs places sur un siège et restent là en attente, taciturnes et un peu éloignés, séparés par une vague soudaine de fatigue physique.
D’autres vagues viennent lécher le ponton, tantôt mollement, tantôt – plus rarement – avec des claques agressives, quand, sur le canal, passe un gros motoscafo ou une lourde barcasse. Alors, le rigide parallélépipède s’agite et se cabre dans toutes les directions comme si ses faces transparentes allaient basculer dans Dieu sait quelle extravagance géométrique.
Enfin, l’homme se met péniblement debout, annonçant par là l’arrivée du vaporetto, un œil de lumière qui coupe l’eau en diagonale, accoste, ne révèle qu’au dernier moment une coque noire, des sièges bleus, pour la plupart vides, à l’intérieur. Personne ne descend, et seul monte à bord le somnolent chrono-empesté : Mr. Silvera et sa compagne doivent aller dans la direction opposée. Mais le mal est fait.
Mr. Silvera se lève à son tour et commence à aller et venir le long du bord ouvert de la cabine vitrée, regardant la courbe spectrale des palais, les réverbères épars à la faible clarté, les lumières lointaines d’autres stations comme celle-ci.
— Tu n’es pas fatigué ?
— Si, un peu, dit Mr. Silvera en s’arrêtant. Je voulais voir s’il passait un taxi.
— Ça ne fait rien.
Remontant énergiquement le canal, un motoscafo de la police pétarade à quelques mètres de l’embarcadère, et les deux silhouettes noires dressées à la proue tournent un moment la tête vers Mr. Silvera. Le sillage vient bientôt se briser contre le ponton, et Mr. Silvera se tient en équilibre en suivant le mouvement des ondes, talons et pointes, en avant et en arrière.
— Mais peut-on savoir ce que tu racontais à Cosima ?
— Ah, laisse échapper à mi-voix Mr. Silvera.
— Vous êtes restés une heure à chuchoter derrière ces tentures…
Le ton exprime une vaste indulgence amusée, mais Mr. Silvera sait que, derrière ces intentions bienveillantes, des tigres furieux sont prêts à bondir. La moindre évasivité les déchaînerait.
— Nous avons surtout parlé de la Diaspora, répond-il après une honnête réflexion récapitulative.
— De la Diaspora ? Je n’ai jamais su que Cosima s’intéressait à l’histoire hébraïque.
Les gros félins s’agitent, soupçonneux, le poil hérissé.
— Tu lui as raconté que nous sommes allés dans le ghetto ?
— Non, reprend Mr. Silvera, avec une convaincante fermeté. C’était à propos de la Chine. Je lui expliquais la diaspora d’Orient, le fait que les marchands juifs étaient arrivés en Chine des siècles avant les jésuites, avant Marco Polo, des siècles, semble-t-il même, avant Jésus-Christ.
— Avant Confucius ? Avant Ch’ing nû, l’oublieuse dame ?
Mr. Silvera esquive le coup de patte en le prenant à la lettre.
— Avant, non, plus ou moins à la même époque, à ce que disent certains chercheurs.
Et, profitant du trouble momentané des fauves, il se hâte de poursuivre pour décrire la fameuse synagogue de Kai Fungfu, fondée en 1163, s’aventure le long des pistes secrètes qui conduisaient de l’Inde à la Perse (ou inversement), rejoint Constantinople (où, pendant une brève période, tous les auriges de l’hippodrome étaient juifs), remonte en Grèce, redescend à Babylone, s’arrête un instant à Carthage et voudrait passer en Espagne quand, à l’horizon, apparaît un vaporetto vénitien (ligne 1, direction Saint-Marc-Lido), qui sur les flots du Grand Canal vient opportunément interrompre la diaspora d’Occident.
Mr. Silvera et sa compagne ne descendent pas dans la lugubre soute, ils restent en haut, face au vent, debout. Mais, entre eux, il n’y a ni baisers ni étreintes ; la magique Chioggia est plus loin que la Chine, la dame n’est nullement oublieuse, les tigres ne dorment pas encore.
— Et tout ça, tu ne pouvais pas le lui raconter sur un canapé ?
Le vent, le vacarme du moteur, le bouillonnement de l’eau contre la proue dépouillent la phrase de ses inflexions amèrement incrédules, en vanifient les mots, en dispersent les syllabes, si bien que Mr. Silvera se sent autorisé à s’abriter derrière un geste ambigu d’impuissance : il écarte les bras sans répondre.
Ils ne se parlent plus jusqu’à la porte de l’hôtel ; là, elle lui demande :
— Et toi, le chinois, où l’as-tu appris ?
Mais, aussitôt, elle s’enfile dans la porte à tambour, comme si elle avait renoncé à la réponse, ou s’attendait qu’elle fût mensongère de toute façon. Et, toujours dans cette humeur courroucée et emportée, elle va tout droit vers la réception où elle reçoit des mains du portier de nuit la grosse clef et un feuillet replié. Elle l’ouvre, y jette un coup d’œil distrait, le laisse glisser de ses doigts. Mr. Silvera se baisse pour le ramasser.
— C’est pour toi, dit-elle, d’une voix qui par inertie est restée coupante, en désaccord avec le désarroi du regard.
C’est une fiche de l’hôtel, qui enregistre un appel téléphonique pour Mr. Silvera à vingt et une heures vingt. Dans la case prévue à cet effet, il n’y a pas de nom, seulement un numéro de téléphone (de Venise) et la phrase griffonnée par le portier : rappeler à n’importe quelle heure.
— Ah, dit Mr. Silvera.